mercredi 3 juin 2015

Des nouvelles de Mirna à Alep

Jean Vanier a écrit à Mirna pour lui demander des nouvelles ; elle lui a longuement répondu et, avec leur autorisation à tous les deux, je vous fais part de cette lettre qui est très émouvante car elle décrit de l'intérieur ce que vivent les chrétiens de cette ville martyre. Elle dit aussi comment Foi et Lumière demeure source de joie et d'amitié au milieu des ruines et des décombres de la ville, comment Foi et Lumière peut allumer des lueurs d'espérance dans les ténèbres.
Nous vivons la plupart du temps nos rencontres de communauté dans l'insouciance ; il ne faut pas oublier que cette joyeuse nouvelle que nous avons à faire connaître est un fabuleux trésor, un trésor qui peut faire des miracles dans les circonstances les plus difficiles ou tragiques de notre monde. Soyons bien conscients de cette dimension de notre mouvement, et n'hésitons pas à continuer à annoncer Foi et Lumière, à proclamer la Parole, à intervenir à temps et à contretemps, à encourager avec patience et souci d'instruire (2 Tm 4, 2), c'est ce que font Mirna et les communautés d'Alep.


Cher Jean,
Merci beaucoup… Je vais bien, comme tous autour de moi. Il n’y a pas de réseau à Alep depuis mon dernier message… et maintenant, nous nous débrouillons pour trouver d’autres moyens pour pouvoir rester en contact.

Alep est une ville si meurtrie, la semaine de Pâques fut très difficile pour les habitants. De nombreux missiles sont tombés sur la ville à minuit, tout le monde dormait ; 7 bâtiments ont été totalement détruits, et beaucoup d’autres en partie détruits ; de nombreuses familles ont été tuées, les funérailles concernaient des familles entières, le père, la mère, les enfants étaient tous enterrés en même temps. La peine à Alep fut immense et engendra un nouveau flot de départs : des habitants, des familles ont quitté Alep pour un lieu plus sûr, ceux qui sont restés vivent des moments très difficiles, ils ont si peur, et c’est la peur qui guide leurs décisions, leur vision de la vie, leur vision de leur avenir.
Aujourd’hui encore, un obus de mortier est tombé. Depuis plus d’une semaine, nous n’avons plus ni eau ni électricité. Tout le reste est disponible, nourriture, produits ménagers… mais c’est très cher. La route principale qui relie les villes est devenue très longue à parcourir à cause des nombreux points de contrôle et avec de gros risques. Les dangers les plus grands aujourd’hui sont la division, la haine, la peur de l’autre, le manque d’espoir, le manque de sens.

Avec l’aide de Nabil, je peux voir quelques lumières au milieu des ténèbres. Nabil fait partie de ma communauté depuis 28 ans ; nous avons une longue histoire commune, beaucoup de souvenirs, des moments de joie, des moments de tension. Il travaille dans un atelier proche de mon bureau et quand il rentre chez lui, il nous rend visite pour quelques minutes, saluant chacun. Il demande souvent à mes collègues (il l’a même demandé une fois au directeur du secteur de l’éducation gouvernementale lors d’une visite officielle) : « qui es-tu ? Es-tu un membre de Foi et Lumière ? » Et quand ils répondent négativement… il dit : « ooooooooh nooooon, et pourquoi pas ? » Puis il se met à les inviter à nos rencontres de Foi et Lumière. Je constate le changement chez ceux qui au bureau sont en contact avec Nabil : ils sont plus ouverts, heureux de le rencontrer et de rire avec lui, même s’ils ne comprennent pas tout ce qu’il leur dit. Nabil appelle à ouvrir les portes, à faire tomber les barrières à une époque où, en Syrie, beaucoup d’autres essaient de construire des murs très épais et de fermer les portes.
Avec les communautés Foi et Lumière, nous pouvons encore vivre la joie et l’amitié. Nous avons célébré la fête des mères, toutes les communautés se sont retrouvées ensemble : nous avons commencé par apprendre un chant, nous avons parlé de la valeur des mamans, puis nous avons dansé, nous avons partagé un petit repas…

Félicitations pour le "prix Templeton" ! C’est pour notre monde une source d’espérance. Je trouve que c’est une très bonne nouvelle. C’est important, pour conserver de l’espoir, qu’il y ait des fondations et des personnes qui cherchent et encouragent la paix pour notre monde, et qui expriment ce besoin. Il faut que nous fassions connaître le chemin de la paix, encourager les gens à se rencontrer et à ne pas avoir peur les uns des autres.
Le temps de Pâques est très approprié à ce que nous sommes en train de vivre, nous avons besoin de la paix de Jésus ressuscité quand il dit à ses disciples "la paix soit avec vous" et nous avons aussi besoin de la "force du Saint Esprit". J’essaye de garder mes mains libres et ouvertes pour recevoir ce don en prenant du temps pour prier, du temps en silence pour demeurer proche de Dieu, pour vivre de sa paix, son amour et sa tendresse.

Je voudrais partager avec toi quelques histoires qui m’ont touchée. Au début de ce temps de crise, j’étais très proche d’une famille, une famille très pauvre, un papa, une maman et leurs quatre filles ; Rita, l’une d’entre elles est morte en tombant dans des escaliers. Son père n’a pas pu l’enterrer car le cimetière chrétien se trouve dans un quartier dangereux d’Alep. Il a dû louer pendant quatre jours une pièce de l’hôpital (jusqu’à ce que sa paroisse trouve un autre endroit pour une sépulture temporaire). Pour conserver le corps dans de bonnes conditions de température, il a loué un générateur et de l’essence. C’est très cher pour une famille pauvre, mais le père a dit que c’était la dernière chose qu’il pouvait offrir à sa fille et la mère a dit que son principal souci était de trouver un lieu pour enterrer sa fille et qu’elle puisse reposer dans l’éternité. Cette famille a vécu une semaine très difficile.
Ce temps de crise a impacté une tradition très importante pour notre peuple. Par exemple, la tradition du deuil et du respect que nous devons à une personne décédée. Les musulmans enterrent leurs proches le jour même de leur mort, c’est très important pour eux (pour montrer du respect à une personne morte, il faut l’enterrer rapidement). Donc la célébration de funérailles a lieu le jour même. Pour nous les chrétiens, nous pouvons attendre le jour suivant, en gardant le corps du défunt pendant une nuit à la maison. Seulement pour des occasions spéciales, nous pouvons attendre un peu plus (dans le cas où il faut attendre quelqu’un qui arrive de loin).
Nous avons aussi la coutume que la famille et les amis accompagnent le cercueil jusqu’au cimetière et ils y reviennent fréquemment pour prier pour les défunts ; ce n’est plus possible aujourd’hui, car il n’y a plus de pierres tombales et on ne sait plus retrouver les lieux des sépultures. Il y a aussi le fait qu’il y a un nombre croissant de morts, des dizaines chaque jour.
Quand un jeune garçon de douze ans a été tué par un obus de mortier, sa famille a fait imprimer une petite carte en mémoire de sa mort. Au dos de cette carte, ils ont mis la prière de Saint François d’Assise. J’ai été très touchée par cette famille, ce fut très inspirant pour moi à Pâques de voir comment ils ont été capables de pardonner et d’appeler les autres à devenir des artisans de paix malgré toute leur grande douleur. Cette famille m’a aidé à comprendre Jésus sur la croix : malgré toute sa douleur, il a été capable de penser aux autres, à leur transmettre son amour, à les appeler à prendre soin les uns des autres.

Les mains ouvertes et en silence, je reçois la lumière de Jésus ressuscité.
Prie pour la Syrie, pour Alep, pour toutes les familles déplacées, et aussi pour moi.

Mirna Hayek
Syria-Aleppo

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