A la conférence pour les 50 ans de l'Arche (parlement de Lituanie) |
Madame la députée, Éminence, chers amis,
Je suis très ému et impressionné de m’exprimer ainsi dans ce
bâtiment prestigieux, mais en même temps, je me dis que c’est bien qu’un
Parlement soit la maison de tous, et que nos amis ayant un handicap mental
puissent y venir et s’y exprimer.
Le cardinal Ryłko, le président du Conseil Pontifical pour
les Laïcs à Rome, a dit un jour à Jean Vanier, de nombreuses années après avoir
connu l’Arche et Foi et Lumière : « Vous avez créé une véritable
révolution copernicienne, ce n’est plus vous qui faites du bien aux personnes
qui ont un handicap, mais vous dites que ce sont elles qui vous font du
bien ! »
Je voudrais aujourd’hui confirmer – de par mon expérience de
père d’une jeune fille trisomique (Julie, 26 ans) et de coordinateur
international de Foi et Lumière – le bien-fondé de cette déclaration qui peut
paraître a priori bien curieuse.
1 - L’Arche et Foi et Lumière ont un point en commun :
leur fondateur, Jean Vanier (avec Marie-Hélène Mathieu pour Foi et Lumière).
Nos deux mouvements ont des histoires qui sont fondées sur
des rencontres… de belles rencontres : Marie-Hélène Mathieu avait fondé
l’OCH (Office Chrétien des Personnes Handicapées) en 1963, Jean Vanier avait
fondé l’Arche en 1964 et ils se sont rencontrés en 1967. L’OCH aidait
financièrement l’Arche, mais ce qu’apportait Marie-Hélène Mathieu était plus
qu’un simple financement, car elle s’investit toujours à fond dans ce qu’elle
entreprend. Elle s’est notamment très vite investie dans l’Arche en devenant
coordinatrice des communautés en France. Mais, sa première motivation était, a
toujours été, de soulager la souffrance des parents d’enfants handicapés.
Jean Vanier, quant à lui, pensait que les parents étaient
ceux qui abandonnaient leurs enfants dans les hôpitaux psychiatriques et il
n’avait pas pour eux beaucoup de sympathie ! Kathryn Spink, a écrit dans
son livre “Jean Vanier et l'aventure de l'Arche” : « Il l’admet
lui-même , il y eut une époque où, dans sa compassion pour les personnes
handicapées, il était prêt à pointer un doigt accusateur vers les parents et
les familles qui avaient, même inconsciemment, ajouté des blessures aux
blessures. Certains d’entre eux n’avaient-ils pas rejeté leur
enfant ? ».
Mais Jean Vanier et Marie-Hélène Mathieu ont croisé la route
d’une famille d’agriculteurs du nord de la France, Gérard et Camille Proffit,
parents de deux enfants profondément handicapés, Loïc et Thaddée : ils
revenaient de Lourdes, ce qui avait été pour eux une expérience très
douloureuse. Rejetés par l’Église, rejetés par la société, ils étaient très
malheureux. Mais Jean et Marie-Hélène ont organisé un pèlerinage à Lourdes pour
que ces familles puissent enfin avoir accès à ce grand sanctuaire marial :
ils étaient12000 personnes venues de 15 pays à Pâques 1971, et ce fut le
démarrage, non planifié au départ, de Foi et Lumière !
Ce pèlerinage fut l’occasion pour Jean Vanier de mieux
connaître et comprendre les parents. « Grâce à Foi et Lumière, j’ai pu
prendre conscience des souffrances, des inquiétudes mais aussi de l’amour
inconditionnel de tant de parents qui se donnent merveilleusement à leurs
enfants» (Avant-propos du livre de Marie-Hélène Mathieu : “Plus jamais
seuls”). Je suis toujours très heureux de rappeler à Jean Vanier que Foi et
Lumière l’a aidé à évoluer, à changer son regard sur les parents d’enfants
handicapés !
Foi et Lumière est aujourd’hui un mouvement de près de 1500
communautés dans 80 pays. S’y retrouvent chaque mois des personnes ayant un
handicap mental, parents, frères et sœurs et des amis. Pendant ces rencontres,
on vit l’amitié : le partage, la fête, la prière.
Depuis 1971, nous avons des liens d’amitié fraternelle très
forts avec l’Arche. Nous partageons dans notre identité ce besoin de la relation :
les personnes ayant un handicap mental nous révèlent d’une façon particulière
cette Présence de Dieu si nous savons entrer en relation avec elles. Nous
partageons ce désir de faire connaître au
monde notre trésor commun : la valeur prophétique de la personne
ayant un handicap mental.
2 - Rien ne me destinait à devenir ce que je suis
aujourd’hui :
- de par mes origines familiales : une famille
maternelle d’entrepreneurs à la fibre chrétienne et sociale, une famille
paternelle à l’esprit chevaleresque (mon père était militaire dans l’armée de
terre),
- de par mes études dans une école d’ingénieurs souvent qualifiée
de “prestigieuse” !
- de par ma vie familiale : marié avec quatre beaux
garçons, nés en quatre ans !
En octobre 1983, nous avons rencontré Jean Vanier : ce
fut une première rencontre avec la fragilité.
En avril 1988, Julie est née : la deuxième rencontre
avec la fragilité, une fragilité avec laquelle il nous faudrait vivre et qu’il
nous faudrait accompagner ! En plus de sa trisomie, Julie avait une grave
malformation cardiaque qui fut opérée avec succès alors qu’elle avait quinze
mois.
Nous nous sommes tous retrouvés dans une communauté Foi et
Lumière dès 1989 et très vite nous avons rencontré Marie-Hélène Mathieu et puis
tout s’est enchaîné : un pèlerinage à Lourdes en 1991 pour fêter les vingt
ans de Foi et Lumière (Julie, trois ans, était accompagnée de ses parents, de
ses quatre frères et de ses quatre grands-parents) où je me souviens avoir vu
la petite délégation de la Lituanie, coordinateur de communauté, de région, de
zone, de continent (Europe Atlantique, puis l’Afrique) et en 2008 coordinateur
international.
Je ne sais pas ce que je serai sans ma fille Julie, sans
doute quelqu’un de beaucoup moins bien ! Julie m’a sauvé d’une vie
médiocre !
3 - Notre mission commune à l’Arche et à Foi et Lumière, est
comme je le disais précédemment, de révéler au
monde et à l’Église la valeur prophétique de la personne ayant un
handicap mental, de faire cette nouvelle révolution copernicienne comme le
disait le Cardinal Ryłko.
J’ai un jour été retirer (un jour où la secrétaire était
absente) une lettre au bureau courrier de mon entreprise et j’ai découvert que
dans ce bureau, situé au deuxième sous-sol, un étage particulièrement sombre et
silencieux, une personne légèrement handicapée remettait, avec beaucoup de
gentillesse et d’amabilité, courriers et colis à ceux qui devaient venir les
récupérer. L’entreprise avait certes en partie rempli ses obligations en
matière d’emploi de personnes handicapées, mais elle les cachait pour ne pas “ternir”
sa réputation. Et j’ai imaginé la joie que cette personne pourrait partager
dans les différents bureaux si elle avait été invitée à distribuer elle-même le
courrier ! Mais “la conception de la vie dans le monde d’aujourd’hui n’est
liée qu’à la satisfaction personnelle, à l’apparence, à la hâte, à l’efficacité”
(Saint Jean Paul II). Dans ce tableau, la personne handicapée n’a pas sa place,
elle est une “provocation face aux égoïsmes individuels et collectifs” (Saint Jean
Paul II). Mais elles sont “avant tout une invitation à des formes toujours
nouvelles de fraternité” (Saint Jean Paul II).
La relation avec la personne ayant un handicap mental génère
toujours de la joie, mais il semble que cette joie fasse peur. Un jour, Jean
Vanier recevait un visiteur très sérieux et, au milieu de cet entretien, Jean–Claude
est arrivé. Qu’il y ait une personne avec Jean ne l’a pas gêné, Jean-Claude est
toujours d’une nature très joyeuse, il a salué chacun en rigolant et il est
reparti. Le visiteur sérieux a alors hoché la tête en disant :
« Qu’est-ce que c’est triste ! »
Ce qui paraît être le summum d’une politique d’intégration
des personnes handicapées, c’est de créer des centres financés par la
solidarité nationale qui, à quelques exceptions près (dont l’Arche bien
entendu), sont des sortes de ghettos où l’on enferme ceux que l’on ne veut pas
voir… Oh certes, on se réjouit toujours avec beaucoup d’émotion de voir des
vidéos sur Internet avec des personnes handicapées mentales faire du ski ou
jouer au basket-ball… mais en même temps, avec les progrès de la recherche
médicale, il n’y a que très peu de chances de voir un bébé trisomique
naître ! Il n’y en a que 5 % dans mon pays qui échappent à une véritable
traque organisée, de véritables Mac Gyver !
4 - Dans les crèches provençales, il y a un personnage très
important, on dit même que s’il n’est pas présent, la crèche n’est pas une
vraie crèche provençale : il s’agit du ravi (“lou ravi” en langue
provençale). Il a les bras levés en l’air et il s’émerveille avec force
démonstration devant l’enfant Jésus : il reconnaît la fragilité de cet
enfant qui vient de naître dans la précarité d’une grotte car il est lui-même
fragile et souvent moqué dans son village pour sa simplicité d’esprit.
Nous avons perdu notre capacité d’émerveillement et notre
monde a perdu la joie dans une quête toujours plus frénétique de richesses.
Alors je rêve d’un monde dans lequel nos “ravis” de l’Arche
et de Foi et Lumière seraient nos maîtres de joie !
Je rêve d’un monde dans lequel nos “ravis”, dans les
entreprises, créeraient une atmosphère de joie et un véritable esprit d’équipe,
loin des individualismes dans lequel beaucoup s’enferment pour progresser
parfois au prix d’écraser les plus faibles. Et cet esprit d’équipe ne serait
certainement pas une gêne pour la réussite de l’entreprise, bien au
contraire !
Je rêve d’un monde dans lequel nos “ravis”, dans les
villages, rappelleraient combien la fragilité doit renforcer la solidarité sans
jamais exclure quiconque.
Je rêve d’un monde dans lequel nos “ravis”, dans les
paroisses, rappelleraient (parfois en perturbant les beaux chants de la
chorale !) que les plus petits sont ceux à qui il faut ressembler pour
entrer dans le royaume des cieux.
Je rêve d’un monde dans lequel nos “ravis”, dans les
familles, pourraient créer des relations harmonieuses, ils sentent tellement
bien les tensions dès qu’elles apparaissent.
Je ne nie pas la souffrance ni les larmes qu’un enfant
handicapé apporte avec lui dans une famille, mais si c’est le prix à payer pour
rappeler en permanence au monde que l’émerveillement, la solidarité,
l’entraide, la joie sont les principales valeurs de référence, alors oui, trois
fois oui, qu’ils soient les bienvenus, qu’ils soient nos guides pour mener à
bien cette “révolution copernicienne” !
5 - Il y a quelques années un jeune trader a été jugé
responsable, à hauteur de près de 5 milliards d'euros, des pertes d’une grande
banque. Il a été condamné à une peine de trois ans de prison et à rembourser la banque, mais cette dernière
peine vient d’être annulée par la cour de cassation. Il a été interrogé en
septembre dernier par un journal et je n’en ai retenu de cette interview que
deux phrases :
Sur sa vie d’aujourd’hui : « pour parler
vulgairement, c’est une vie de merde. Je n’ai ni emploi, ni revenu, ni Sécurité
Sociale, ni logement ; il m’est impossible de construire quoi que ce soit.
Il n’y a pas un matin où je me lève sans pense à l’affaire. Des pensées
sombres ? Oui, ça arrive. »
Et quand on lui demande de faire un choix entre sa vie
d’avant et sa vie d’aujourd’hui : « Je choisis ma vie d’aujourd’hui.
Malgré la dureté. »
La satisfaction personnelle, l’apparence, la hâte,
l’efficacité mènent le monde à sa perte. Cette personne a réalisé que les
valeurs plus humaines dont il s’était écarté sont celles qui permettent de
construire sur le roc.
C’est le message que nous annoncent avec force les
personnes ayant un handicap mental à l’Arche et à Foi et Lumière,
écoutons-les !
Donnons-leur la chance de se faire entendre !
Ce qu’elles ont à nous dire est si important !
Sinon, je crains qu’il ne faille en passer par de telles
énormités pour les comprendre !
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