lundi 23 octobre 2017

La force de la fragilité

J'ai eu une vie avant Foi et Lumière... J'ai notamment été ingénieur au ministère de la Défense en charge de programmes de réseaux de télécommunications. Il existe une amicale des ingénieurs de l'armement qui édite une revue (leur Hisse et Ho !) dont le dernier numéro traite du bénévolat. On m'a demandé d'y écrire un article sur Foi et Lumière. Il a été publié dans le numéro de ce magazine n° 113, octobre 2017 et je le publie ici avec l'aimable autorisation de la CAIA. La photo ci-dessous qui aurait dû illustrer l'article n'a pas été publiée, faute de place...


Julie avec Jean Vanier

Le handicap mental expose ceux qui en sont affectés à diverses formes de déficience, intellectuelles et cognitives. Mais leurs besoins en matière de relations, liés au départ à leur état, amènent ceux qui les côtoient à l'émerveillement devant leur simplicité, la manière dont ils appréhendent les situations, leur intelligence (au sens anglais du terme). Les rencontrer, devenir leur ami, permet de découvrir en soi une force incroyable. 

Deux événements marquants
Un soir d’octobre 1983, à la conférence introductive d’une retraite, j’ai entendu Jean Vanier dire : nous vivons dans un monde dangereux ; il y a dans les stocks d’armement nucléaire des pays qui en disposent, de quoi faire exploser plusieurs milliers de fois notre planète ! Ce furent les premiers mots que j’entendais de ce grand philosophe canadien, fondateur de l’Arche. Je fus tout d’abord, en tant que jeune IA, très surpris d’entendre cela dans un tel cadre. Mais le thème de la retraite (Jésus est le pauvre) m’a permis de mieux comprendre sa pensée. Les pauvres de Dieu, appelés anawim dans la Bible, sont ceux qui ne peuvent pas s’en sortir seuls, et qui accueillent, dans une attitude d’humilité, le soutien de Dieu et des hommes. Le Psaume 32 m’a aussi permis de comprendre ses premières paroles : Le salut d’un roi n’est pas dans son armée, ni la victoire d’un guerrier dans sa force. Illusion que des chevaux pour la victoire ; une armée ne donne pas le salut.
Un après-midi d’avril 1988, je suis allongé sur un lit et quelqu’un me tape sur la main et me demande si je veux prendre un café ? Je me souviens alors que je viens de tomber dans les pommes à l’annonce du handicap de Julie par le médecin qui l’a fait naître : Monsieur, il faut que je vous dise qu’il y a de fortes présomptions pour que Julie soit trisomique ; gardez cela pour vous, ne le dites pas à votre femme tant qu’un pédiatre n’est pas venu confirmer le diagnostic. Cela fut fait le soir même, mais ces quelques heures pendant lesquelles j’ai dû garder ce secret si douloureux ont été très difficiles à vivre. Les paroles de Jean Vanier sont vite remontées à la surface et nous ont permis de bien accueillir notre fille et nous avons compris que nous étions chargés d’une mission importante : faire en sorte que Julie soit heureuse tous les jours de sa vie et qu’elle puisse rayonner autour d’elle cette joie toute spéciale des pauvres de Dieu.

Foi et Lumière, un pays de merveilles
Très vite, dans une communauté Foi et Lumière, nous avons pu rencontrer d’autres parents avec qui nous avons pu partager en profondeur et découvrir la véritable amitié, celle qui fait que l’on ne fuit pas les difficultés des autres. Ceux qui, du jour au lendemain, sont gênés au point de changer de trottoir quand ils nous aperçoivent ne peuvent plus être de vrais amis. J’ai vraiment eu l’impression de rejoindre, comme Alice, le pays des merveilles : nous étions tombés dans un puits sans fond et nous avions traversé un océan de larmes avant de trouver la grande consolation de ne pas rester seuls.
J’ai très vite découvert que notre petite communauté de rencontre n’était pas la seule au monde, mais qu’il y en avait des centaines sur tous les continents ! J’ai réalisé que la question de la souffrance liée au handicap d’un enfant pouvait trouver sinon des réponses ou des explications, mais un grand réconfort et une amitié si solide qu’elle dépasse les frontières et les cultures. Une personne handicapée, qu’elle soit française, brésilienne, rwandaise, japonaise ou égyptienne, qu’elle soit catholique, orthodoxe, copte, anglicane, luthérienne ou méthodiste, a la même valeur et la même dignité, rayonne partout autour d’elle le visage de Jésus Christ souffrant. Et le partage de ces difficultés nous ramène à nos propres souffrances et nos propres handicaps, ceux que nous savons si bien cacher : cet accueil de nos fragilités, loin de nous abaisser, nous fait grandir en humanité, et tous ensemble, nous cheminons sur les chemins de l’Évangile. Je me suis très vite senti très bien au sein de ce mouvement : j’ai eu l’occasion de rencontrer à nouveau Jean Vanier que j’ai remercié pour ses enseignements et je lui ai dit combien j’appréciais Foi et Lumière. J’ai aussi rencontré Marie-Hélène Mathieu qui en est, avec Jean Vanier, la co-fondatrice. Elle m’a fait partager son enthousiasme et j’ai admiré son inlassable énergie à faire connaître les bienfaits que peut apporter à des familles le fait de ne pas rester seuls ; il y en a tant qui attendent de pouvoir partager, célébrer et prier avec d’autres.
J’ai été appelé à devenir responsable de ma communauté, puis de l’Afrique, et en 2008, j’ai été élu coordinateur international assurant, avec une équipe de douze vice-coordinateurs, l’accompagnement des 1400 communautés présentes dans 82 pays. J’ai été, pendant tout ce temps, au contact des pays et des provinces, essayant de me faire le plus proche de chacun, partageant leurs joies et leurs difficultés ; je garde présent dans mon cœur les amis handicapés qui m’ont fait l’honneur de leur amitié et qui débordent de joie quand nous nous rencontrons à nouveau… J’ai le souvenir de cette rencontre au Kenya où j’avais devant moi Kennedy, un jeune garçon allongé sur un carré de tissu ; j’ai été souvent distrait car il n’a pas cessé de me regarder avec un sourire si lumineux que je le lui rendais bien volontiers. A la fin de la rencontre, sa sœur a replié les quatre coins du carré de tissu et est repartie chez elle avec son frère sur le dos. Je l’ai regardée partir avec émotion, me demandant quelle pouvait être sa vie au quotidien… J’en ai eu une idée quand j’ai rencontré Patricia et sa maman qui vivaient dans une maison qui devait faire environ 15m² dans un quartier pauvre de Kampala (Ouganda). Tous mes amis handicapés à travers le monde m’ont indiqué que le meilleur chemin pour devenir grand et fort n’était pas de regarder vers le haut pour imiter les puissants de ce monde, mais de se pencher sur eux, de se mettre au niveau de leur regard et de leur sourire pour découvrir la sagesse de la simplicité. Ils ont bien compris ce que dit Saint Paul : Ce qu’il y a de faible dans le monde, voilà ce que Dieu a choisi pour couvrir de confusion ce qui est fort (1Co 1, 27) ou Quand je suis faible, c’est alors que je suis fort (2Co 12, 10).

Ingénierie et fragilité
Souvent, je me demande ce que je serais devenu sans ma fille Julie ; j’aurais peut-être mieux réussi dans ma vie professionnelle, mais ma vie aurait-elle été vraiment réussie ? Je me demande également si, sans que je m’en sois rendu compte, je n’avais pas été influencé par cette question de la fragilité ? L’ingénierie des réseaux de télécommunications comprend un aspect important, la prise en compte des SPF (single points of failure - points de panne unique) : il faut en effet porter une attention toute particulière à ces points faibles qu’il faut entourer de grands soins pour s’assurer du bon fonctionnement de l’ensemble.
Cette attention envers les plus faibles me fait aussi réagir à l’ostracisme dont font l’objet ceux que je considère comme mes amis ; je suis attristé devant cette recherche effrénée d’un bonheur trop artificiel que la société veut nous proposer, une vie augmentée par des technologies trompeuses, une descendance sans défaut grâce à des diagnostics anténataux dont l’issue est souvent fatale pour ceux qui ne sont pas conformes aux spécifications. Ne reproduit-on pas, dans les temps modernes, une volonté de toute-puissance où l’homme, comme à Babel, essaye pathétiquement de se transcender lui-même ?

Ghislain du Chéné (X70 – ENSTA 75) a eu une carrière consacrée à l’ingénierie des télécoms : à la DGA (directeur des programmes SYRACUSE 1 et 2), et à SFR où il a été directeur R&D. En parallèle, depuis 1993, il a été très engagé dans Foi et Lumière (communautés de rencontres formées de personnes ayant un handicap mental, de leurs familles et d’amis). Il en est le coordinateur international.

Moi, Marie, femme de Cléophas de Ghislain du Chéné – Éditions Fidélité
Marie, femme de Cléophas était présente au pied de la croix (cf. Jn 19, 25). Mère de Joseph, un enfant handicapé, elle va vivre des événements extraordinaires comme une rencontre improbable avec Jésus de Nazareth dans le Temple de Jérusalem, ou avec la pharisien Saul, grand persécuteur des premiers chrétiens. Avec Jésus et Marie, sa mère, avec Marthe, Marie et Lazare, ils vont être à l’origine d’une manière différente et positive de considérer les personnes handicapées.

 L’Arche et Foi et Lumière
Ces deux associations, fondées par Jean Vanier en 1963 (l’Arche) et en 1971 avec Marie-Hélène Mathieu (Foi et Lumière) ont pour vocation de faire connaître le don des personnes ayant un handicap mental et de témoigner que toute personne ayant un handicap est une personne à part entière et qu'elle en a tous les droits : droit à être aimée, reconnue et respectée dans son être et ses choix. L’Arche, présente dans 37 pays, ce sont des communautés et des établissements médico-sociaux à taille humaine où vivent et travaillent ensemble des personnes en situation de handicap mental et ceux qui les accompagnent. Foi et Lumière, présent dans 82 pays, ce sont des communautés de rencontre formées de personnes ayant un handicap mental, de leurs familles et d'amis, spécialement des jeunes, qui se retrouvent régulièrement dans un esprit chrétien, pour partager leur amitié, prier ensemble, fêter et célébrer la vie.
www.foietlumiere.org