Du temps pour que les résidents arrivent, seuls, ou accompagnés par une
autre personne qui les aide à se mouvoir ou à pousser le fauteuil roulant.
Il y a ceux qui habitent ici, les résidents, ceux qui y travaillent, les
professionnels. Il y a ceux qui viennent célébrer la messe à l’Institut,
parce que l’ambiance est différente, parce que la chapelle est accueillante,
chauffée, belle ; parce que la liturgie est belle, simple mais soignée, parce
que l’horaire les arrange. En arrivant chacun est accueilli par une des
personnes handicapées de ce grand Institut et qui propose à chacun une
feuille de chants.
Oui, ici, à Saint André, tout le monde a le droit de chanter. Ce n’est
pas une chorale qui donne un concert depuis sa tribune ou dans le chœur, et
qui fait de l’assemblée un public, venu écouter une nouvelle performance.
Non, chacun chante avec. Et tant pis s’il y a deux, trois, quatre, cinq
mélodies différentes pour la même partition : on chante ! En attendant de
débuter la célébration, une musique de fond aide à garder le silence et à
veiller à une ambiance propre au lieu. Marie-Odile
veille à cette ambiance, au respect du lieu. Et même si certains s’expriment
par des cris, des râles, des gestes amples, des onomatopées plus ou moins
graves, plus ou moins stridentes, on sent que les personnes connaissent ce
lieu, qu’elles aiment y venir prier, célébrer, que la messe est un
rendez-vous désiré, attendu. Sœur Emmanuelle, quant à elle, finit de tout
préparer, de la sacristie vers le chœur, et malgré ses 90 ans, grimpe les
marches et les échelles pour allumer les bougies au maître-autel, sur l’autel
de célébration, aux autels de Marie et de Joseph.
Elle aime tant saint Joseph. C’est un peu son chouchou. Elle n’hésite pas
à témoigner de la puissance du gardien de la sainte Famille vers qui elle
fait monter ses prières secrètes. La dernière en date : la nomination d’un
nouvel aumônier pour l’Institut. Après des années de bons et loyaux service,
le père Paul, à 92 ans, est épuisé et il ne lui est plus possible de célébrer
l’eucharistie. Marie-Odile
qui porte ici la pastorale depuis plusieurs décennies est attristée et, en
raison de la diminution des prêtres, devra sans doute organiser certains
dimanches des célébrations de la Parole. Elle n’arrive pas à se faire à
l’idée que ses chers résidents qui sont ici chez eux, 365 jours de l’année,
n’aient plus la grâce et la chance de pouvoir vivre la messe
! L’évêché a fait savoir qu’il faudrait s’organiser autrement, compter sur
les prêtres du secteur. Elle connait la bonne volonté des prêtres des
environs, mais, pourquoi, pourquoi faut-il en arriver là ? Alors, avec sœur
Emmanuelle, elle prie, elle prie pour que le Seigneur donne un prêtre pour
saint André.
A 10h30 … passé … parce qu’ici, on prend le temps … Christophe sort de la
sacristie, accompagné de 4 servants d’autel. La cloche sonne. Le chant
d’entrée se met en route. Les servants de messe sont des jeunes adultes qui
malgré leur handicap ont revêtu l’aube blanche (avec l’aide de sœur
Emmanuelle) et de bon cœur participent à cette mission, à ce service. Dans un
rituel bien rodé, chacun reçoit et connait sa mission : sonner la cloche à la
sortie de la sacristie, avancer et se tourner vers le maître-autel et
s’incliner en même temps que le prêtre, se mettre autour de l’autel et donner
au prêtre les vases sacrés et les burettes, sonner la cloche pendant la
consécration, aller porter la paix à l’assemblée, … C’est qu’ici, dans ce
lieu où vivent des personnes handicapées, on a l’habitude de voir différents
prêtres. Contrairement à certaines paroisses où on ne vient pas quand on sait
qu’un tel ou tel autre prêtre célèbre, ici, on accueille : on est heureux
qu’un prêtre vienne donner Jésus ! Et ici, à l’Institut, quand arrive le
geste de paix, c’est la fête ! Chacun se tourne vers l’autre, dans la mesure
où son corps le lui permet et va sortir de son banc pour aller rencontrer le
reste de l’assemblée. Ici, le geste de paix prend son temps et souvent le
prêtre doit attendre le retour des servants d’autel qui sont allés donner la
paix dans toute l’assemblée jusqu’à la dernière personne, jusqu’au dernier
banc. Combien de nos assemblées paroissiales pourraient venir prendre exemple
sur la convivialité, la joie et en même temps la simplicité et la profondeur
de ce qui se vit … à l’Institut saint André. Quand nos assemblées
paroissiales, prêtres et fidèles portent le visage de la gravité, de la
tristesse, parfois de l’individualisme, ici, on fait l’expérience que … n’est
pas forcément handicapé celui qu’on croit ! En tout cas de la contagion de la
foi et de l’art de communiquer … même sans pouvoir parler ou bouger avec son
corps.
Christophe, le prêtre, c’est lui, le « miracle de saint Joseph » pour
sœur Emmanuelle. A force de prières, telle la veuve de l’évangile qui « casse
les oreilles du juge », sœur Emmanuelle et Marie-Odile auront réussi à
convaincre le chaste époux de Marie. Au détour d’une nomination diocésaine,
et avec un combat lié à une prière à saint Joseph … Christophe a été nommé
aumônier et est donc chargé de célébrer la messe le dimanche matin. Ce
jour-là c’était peut-être la deuxième ou la troisième fois qu’il y venait.
Heureusement pour lui, les deux citées plus haut étaient de bon conseil, et
rassurantes. Pas évident de présider la messe devant une assemblée dont la
majorité des fidèles porte un handicap ! Pas évident non plus quand ces
handicaps sont multiples, divers, que tous les âges sont présents en même
temps dans la chapelle, quand certains mots ont tout à fait une autre portée
dans ce contexte-ci ! Comment se tenir ? Quoi dire ? Quoi ne pas dire ? Il
lui fallait tout apprendre … Et même, disait-il, à ré-apprendre à célébrer la
messe. Non pas qu’il s’agissait de révolutionner le rituel de la messe,
ce n’est pas son style, mais savoir ajuster les paroles, les mots, parfois
moins de paroles, parfois plus d’explication, parfois être plus spontané, et
de toute manière, pour l’homélie, court … ce qui n’est pas gagné pour ce
prêtre réputé bavard dans ses homélies … Marie-Odile
lui rappelait volontiers cette parole : « ici, il faut t’adresser aux
résidents, pas d’abord aux personnes venues de l’extérieur ». Facile à dire,
quand on a tout à apprendre ! Mais une parole nécessaire, en vérité.
Le geste de paix vient de se terminer. Christophe est dans l’admiration
de cette spontanéité et de cette simplicité d’une rencontre où handicapés et
les autres … se fondent dans une même communion autour d’une invitation : «
Frères et sœurs, dans la charité du Christ, donnez-vous la paix ! ». Avec une
certaine appréhension quand arrive le moment de la communion, il se rend aux
pieds des marches du chœur. Il doit encore se sentir en confiance devant une
assemblée dont il sait qu’un geste, un regard, une attitude peut provoquer
des réactions parfois surprenantes,… surtout en ce moment sacré par
excellence de la distribution de la communion. Il lui faudra apprendre que
Jésus (qu’il tient entre ses mains !) n’a pas eu peur, lui, d’aller dans les
foules improbables, dans les lieux où les codes étaient autres que ceux des
bien-pensants … Dans un désordre pourtant habité, les personnes s’avancent,
de la gauche, de la droite, au centre, pour recevoir Jésus. Pour un prêtre,
donner Jésus, dans la messe qu’il célèbre, est la plus grand et la plus belle
chose. Il a donné sa vie pour cela. Pour donner Jésus présent dans l’hostie.
Ici, pas de place pour les rigoristes et les rubricistes. Certains ouvrent la
bouche pour communier, d’autres ouvrent les mains, ou saisissent l’hostie. Il
faut parfois aider, demander, accompagner. C’est toujours très beau de voir
telle autre personne handicapée ou tel professionnel, tel paroissien aider le
résident qui ne sait plus comment faire, quoi faire, par où repartir pour
regagner sa place … On se croirait au moment de la distribution des pains
multipliés dans l’Évangile.
Ce jour-là Patrick se présente devant le prêtre. Il s’agit d’un homme
d’une quarantaine d’année, portant le handicap de la trisomie 21. Les deux
hommes ne se connaissent pas encore. Christophe lui présente l’hostie : « Le
corps du Christ ». Patrick, les mains ouvertes, grand sourire au visage, se
laisse devenir crèche vivante quelques instants, le temps que Jésus repose
entre ses mains comme dans le berceau à Bethléem. Il répond : « AMEN ». On
imagine alors Patrick repartir à sa place. L’histoire pourrait se terminer
là.
Mais il n’en est rien ! Alors que le prêtre saisissait déjà l’hostie
suivante dans ses mains, tel un geste machinal et automatique, Patrick, resté
devant lui le saisit avec empressement et, posant ses mains autour des
épaules du prêtre, lui pose deux bises sur chacune des joues. Christophe est
saisi d’étonnement ! Il ne sait plus quoi faire, comment se positionner. Il
se demande ce qui est en train de se passer. En 13 années de sacerdoce,
jamais personne ne l’avait embrassé, une fois avoir communié, une fois avoir
reçu Jésus hostie. Au contraire ! Combien de fois dans son cœur avait-il pesté
quand une main en forme de pince venait prendre l’hostie sans même répondre
le simple « Amen » ! Ce dimanche-là, Christophe vivait une des plus belles messes
de sa vie de prêtre. Dans la joie de la présence d’un prêtre qu’il ne
connaissait pas, dans la joie de pouvoir s’avancer à la messe pour communier,
un handicapé, trisomique, Patrick l’embrassait ! Etait-ce tout simplement une
question de politesse ? Un tic ? Une manière d’être de Patrick qui faisait
une démonstration affective un peu exagérée, ou mal gérée ? Christophe,
l’espace d’une seconde (qui lui paraissait interminable !), se tournait vers Marie-Odile
en attendant de sa part un geste, une consigne, un mot pour savoir comment se
sortir de cette situation inhabituelle et peut-être inappropriée pour ceux
qui suivaient dans la procession. Mais, Marie-Odile n’avait sur son visage
que son sourire, ce sourire apaisant qui disait « confiance ! » ou encore «
où est le problème ? ». De problème, de fait, il n’y en avait pas. Patrick
venait d’inventer un nouveau rituel, celui du câlin eucharistique !
Machinalement, mal à l’aise, un peu gêné, se sentant observé par la planète
entière voir tout l’univers, le prêtre lui posait une tape amicale sur la
tête et déjà, Patrick se déportant légèrement, il cherchait dans le ciboire
la sainte communion pour la personne suivante.
Ce câlin eucharistique se reproduit systématiquement quand Patrick vient
à la messe. Il se déroule une sacrée (sic !) rencontre. En ce moment précis
d’un câlin, prendre l’autre dans ses bras, faire les bises, comme il peut
s’en vivre des milliers et des milliers chaque jour dans le monde entre deux
personnes qui s’aiment, entre des parents et leurs enfants, entre des amis,
entre deux personnes qui ne se sont plus vues depuis longtemps et se
retrouvent, au moment d’une fête comme le passage de l’an, d’un anniversaire,
quelque chose de très fort se vit. Le prêtre vient de communier. Jésus est
présent en lui. Patrick vient de communier, Jésus est présent en lui. Mais
quand Patrick prend le prêtre dans ses bras, il ne fait pas semblant : c’est
de tout cœur. En cet instant qui dure l’espace de quelques petites secondes,
Jésus est bien là au milieu d’eux. En leurs cœurs, à chacun, en leurs vies,
mais aussi et de manière mystérieuse, dans le ciboire qui se retrouve coincé,
pris au piège de la spontanéité et de l’affection de Patrick, entre les deux
! Dans le geste de Patrick, que le prêtre ne repousse pas, Jésus se retrouve
comme pris au piège de cet élan de bonté et de tendresse du handicapé
trisomique. Jésus est au cœur de cette image qui choquera certains, trop
occupés à faire suivre des règles, des habitudes et des principes, qui provoquera
la moquerie d’autres, ou qui verrons d’autres, lire le signe de ce moment. Le
signe, c’est celui de la vérité : Jésus est occasion de joie, Jésus est
source de paix, Jésus est celui qui rassemble les différences dans l’unité.
Ah, … si nos communautés paroissiales pouvaient avoir la simplicité de
trouver en l’autre un frère, une sœur, une âme dont il faut prendre soin …
Alors que dans de nombreuses églises, les fidèles s’installent sans se
regarder, sans se dire bonjour, sans s’accueillir les uns les autres, la
chapelle de saint André devient le modèle de ce qu’est vivre du Christ.
Combien de fois quand un enfant pleure ou fait du bruit, quand de nouveaux
visages arrivent, nos communautés se sentent dérangées, bousculées, … Le
geste de Patrick invite à se laisser tout simplement habiter par cette
question : Jésus a t’il sa place entre moi et l’autre ? Il est le trait
d’union entre l’autre et moi ! Il est cette présence, cette force, cette
grâce, ce miracle, ce don, ce Sauveur, ce Seigneur qui dans la simplicité, la
faiblesse et la pauvreté apparente d’une hostie est capable de changer nos
relations, de simplifier nos relations. Surtout, il est celui qui nous redit
: « Je vous laisse la paix, je vous donne ma paix ! ».
De confidence de prêtre, Patrick a fait grandir Christophe. Ils n’ont
jamais échangé de paroles, tenu ensemble une conversation. Mais ce geste, ce
moment vécu au cœur de l’eucharistie
a donné à Christophe une certitude renouvelée qu’être prêtre est une grande
chose, que de donner Jésus déplace des montagnes et ouvre des perspectives là
où ne l’attend pas, plus. Surtout, il sait qu’il ne commence qu’à comprendre
la grandeur, la force de l’eucharistie,
fut-il prêtre depuis plus d’une décennie. Surtout, il ne cesse de repenser à
ce qui se passe quand Patrick une fois avoir communié pose ce geste. Jésus
est là dans le ciboire et vient, une fois de plus encore, comme le jour de
Noël se faire tout petit, tout petit pour permettre à l’homme de faire une
grande chose : poser un geste de paix, un geste qui est noble. Jésus croit en
la capacité de l’homme de faire de grandes choses. C’est lui-même qui le
disait à ses Apôtres : « vous ferez de plus grandes choses encore ! ». Jésus
est là dans le ciboire, il est comme écrasé par le geste débordant de
Patrick, une fois de plus froment moulu pour donner de la nourriture à ceux
qui ont faim de lui ! C’est fou, c’est grand comme ce qu’il y a de plus
sacré, l’Eucharistie,
vient ainsi se mêler à ce qu’il y a de plus incarné, humain, un geste amical.
On pense à Jésus sur la croix, qui, les bras grands ouverts, donne sa
vie pour que le monde soit sauvé. Son geste préfigure tous les bras grands
ouverts, tels ceux de Patrick, le handicapé, qui vient forcer les codes, les
habitudes, les peurs, les certitudes de Christophe, souvent handicapé du cœur
…
« Que c’est beau Jésus ! », disait le bienheureux Antoine Chevrier ! Oui,
c’est beau, l’Eucharistie
… si le monde savait ! Et si ceux qui savent peuvent s’étonner et
s’émerveiller de la communion, notre monde courrait pour vivre ce câlin
eucharistique …
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